La première Ibiza est une voiture qui a fait date, car elle marque une transition dans l’histoire de SEAT : avant elle, la marque ne produisait que des dérivés de FIAT, exclusivement pour l’Espagne. Après elle, il n’y aura plus que des extrapolations de Volkswagen, vendues dans toute l’Europe.
L’Ibiza est-elle donc la seule vraie SEAT? En tout cas, elle portait les promesses d’une autre destinée industrielle et commerciale, qui n’est jamais advenue. Pour comprendre cette mésaventure, il faut revenir en arrière, au début des années 80.
LES ORIGINES DE SEAT
SEAT est aujourd’hui une grande marque, solidement implantée en Europe. Son histoire est pourtant toute récente, puisqu’elle a été créée de toutes pièces en 1950 par l’Etat espagnol, avec le soutien technique (et accessoirement financier) de FIAT. Les premières SEAT étaient des modèles FIAT plus ou moins modifiés, adaptés aux besoins de la clientèle locale et de son réseau routier archaïque. Jusqu’en 1983, les SEAT ne sont donc pas diffusés dans le reste de l’Europe, où FIAT règne en maître sur le marché des voitures populaires.
En 1981, après des négociations houleuses, FIAT cède à l’Etat espagnol sa prise de participation dans la société, en autorisant cependant SEAT à continuer de produire des dérivés de certains de ses modèles : Ritmo (dont je vous parlerai dans un prochain article), Panda et 127. En 1982, l’Etat espagnol investit l’équivalent de 500 millions de dollars de l’époque, pour renflouer l’affaire. Puis il cède 50% du capital de SEAT au groupe VAG (Volkswagen et Audi), qui trouve ainsi une main d’œuvre pas chère pour produire certains de ses modèles. L’accord prévoit que VAG aide SEAT à diffuser ses modèles hors d’Espagne.
Les premières SEAT débarquent donc en France en 1983 et affichent un an plus tard un peu plus de 1% de pénétration du marché. Un score enviable, réalisé avec deux modèles d’origine FIAT : la Fura, sorte 127 à peine modifiée, et la Ronda, berline moyenne habilement dérivée de la première Ritmo. Il faut se remettre dans le contexte des années 80 pour bien comprendre ce que représente ce tout petit pourcent : à l’époque, pas de libre circulation des marchandises en Europe. Les importations d’automobiles sont contingentées en France, ce qui fait que Lada, mais aussi Alfa-Roméo ou même Mercédès ne dépassent pas un pourcent des ventes dans l’hexagone, chacun ! Et je ne parle même pas des marques japonaises, qui, hormis Toyota et Mazda, sont largement en deçà. Le secret d’une croissance si rapide à l’export réside exclusivement dans le prix très bas des modèles SEAT : la main d’œuvre espagnole ne coûte pas cher et le cours de la Peseta est encore très bas.
Entrevoyant dans la croissance rapide des vente en Europe, la possibilité d’un brillant avenir pour la marque, ses dirigeants vont adopter la même stratégie que Volkswagen avec la Golf : inonder le marché avec une voiture populaire, dont les multiples dérivés rempliront une large part des attentes européennes. Et comme SEAT n’a pas de véritable bureau d’études capable de concevoir ce nouveau produit, puisqu’ils n’ont jamais fait autre chose que d’adapter plus ou moins largement des FIAT, ils vont réutiliser une partie de cet héritage. Et pour le reste, faire leur marché en Europe… chez les partenaires habituels de Volkswagen.
FAIRE DU NEUF AVEC DU VIEUX
Ainsi, dans l’esprit de ce qui se fait à l’époque chez d’autres constructeurs, SEAT économise sur les frais de conception en réutilisant le châssis de la Ritmo, pour servir de soubassement à la nouvelle Ibiza : né au début des années 70, celui-ci va donc servir pendant près de… 20 ans, une longévité record ! Il convient en premier lieu de souligner le choix paradoxal qui consiste à prendre un châssis de berline moyenne pour fonder une voiture urbaine : les dimensions de base ne sont pas du même ordre et même en rognant les porte-à-faux, on ne rentre pas si simplement dans les standards d’une autre catégorie. Ici le châssis de la Ritmo est assez ancien, son empattement est plutôt court pour une voiture moyenne, mais sa largeur est déjà avantageuse. En raccourcissant les porte-à-faux à l’avant et à l’arrière, sans toucher à l’empattement, on obtient par conséquent une longueur de 3,64m, correspondant effectivement à la taille des petites voitures de l’époque. Mais comme on n’a pas touché aux voies, on obtient aussi une largeur de 1,61m, beaucoup plus importante que ses concurrentes : l’Ibiza a des voies de la largeur d’une Golf de son époque, c’est à dire nettement plus larges qu’une 205 contemporaine, et identique à celles d’une 206 !
Sur l’Ibiza, les roues sont donc très proches des angles de la carrosserie, ce qui lui confère une excellente assise sur la route. Un atout majeur à une époque où, dans le sillage de la 205, les petites autos européennes gagnent enfin une vraie tenue de route. L’autre conséquence de ce large châssis, c’est une habitabilité et une sensation d’espace intérieur inédites dans la catégorie : beaucoup d’espace aux jambes et aux coudes, à l’avant comme à l’arrière, et un coffre généreux. Tout ça dans une longueur très contenue, du même ordre qu’une Corsa 1, autant dire une petite auto très facile à garer en ville. Un autre atout majeur, dont FIAT se souviendra pour concevoir la remplaçante de la Ritmo : la Tipo, dont la largeur correspondait à celle d’une voiture de catégorie supérieure. Une excellente idée qui a fait long feu, mais a complètement disparu aujourd’hui et c’est bien dommage !
Les inconvénients du choix d’un tel châssis découlent directement des défauts de la Ritmo : la suspension est à la fois insuffisamment amortie et raide, notamment à l’arrière où elle est assurée par un ressort à lames, une technique archaïque issue de la FIAT 128… De plus, le volant n’est pas dans l’axe du pédalier, ce qui nuit à la position de conduite.
ROBE ITALIENNE
Pour habiller le châssis de la Ritmo, SEAT a choisi un grand styliste italien : Giorgetto Giugiaro, auteur notamment des lignes de la première Golf, dont il s’inspire de toute évidence très fort pour dessiner la nouvelle Ibiza, avec un coup de crayon ferme, classique et sans bavure. Germanique, somme toute.
Les caractéristiques principales du design découlent également du choix du châssis de la Ritmo. A cause du porte-à-faux arrière très réduit et de l’encombrement de la suspension à ressort à lames, la roue de secours ne peut pas prendre place dans le fond du coffre. Elle se retrouve donc au-dessus du moteur, ce qui augmente par conséquent la hauteur du capot. Et détermine donc une ceinture de caisse très élevée pour une citadine de l’époque. Or c’est une des marques de fabrique du style de Giugiaro : on la retrouve sur les Alfasud, Saab 9000 ou FIAT Uno (dont je vous parlerai dans un prochain article). Elle s’est généralisée depuis, au point que ces trois autos ne paraissent pas vraiment démodées aujourd’hui.
Le relief des flancs de l’Ibiza est curieusement presque identique à celui de la Golf II. Comme elle, l’Ibiza présente beaucoup de tôle sous la ceinture de caisse, par contre elle a beaucoup plus de vitrages au-dessus, ce qui lui conserve une silhouette et un équilibre proches de la Golf I. Avant et arrières ressemblent aussi étrangement à la Golf I : avec un kit à 4 phares ronds, proposé en accessoirie en remplacement des deux phares rectangulaires, la similitude devient carrément troublante ! C’est bien simple, l’Ibiza ressemble à ce qu’aurait dû être la Golf II si elle avait été dessinée par Giugiaro et non par le designer-maison de Volkswagen.
Enfin, la largeur exceptionnelle de l’auto, comparée à sa longueur, combinée à une ceinture de caisse haute et à des lignes plutôt rigides et des reliefs assez limités, confèrent à la voiture une apparence robuste, bien plantée sur ses quatre grosses roues : un design dont s’inspirera la première Audi A3 et qui fait aujourd’hui les beaux jours des Volkswagen et des Audi. Avec le succès que l’on sait.
Le style intérieur, dû à Porsche Design, est également dans le genre teuton de la Golf : simple, efficace, noir ! Tout est très fonctionnel et d’un maniement intuitif, sauf les commodos qui ont disparu du tableau de bord, au profit de commandes inspirées de celles de la CX. Un choix excentrique, qui détonne dans un environnement aussi rationnel et sera d’ailleurs abandonné définitivement dès le premier restylage. La finition et la qualité des matériaux sont globalement du même niveau qu’une Volkswagen de l’époque. On remarque également de très beaux fauteuils généreusement capitonnés, fonctionnels, très accueillants, mais moins confortables qu’il n’y paraît : l’influence allemande, sans aucun doute…
L’industrialisation est confiée à Karmann, habituel carrossier de Volkswagen : le résultat est très satisfaisant, avec des tolérances de fabrications faibles pour l’époque et des détails très soignés. On note en particulier le traitement exemplaire du point de rencontre du montant de pare-brise, de l’angle de la portière et du sommet de l’aile avant. Malgré des gouttières de toit (très bien intégrées) masquant la soudure du pavillon, l’assemblage est plutôt moderne, avec un nombre de panneaux de carrosserie limité au maximum, pour simplifier les ajustages. On remarque immédiatement l’absence complète de panneau de custode, entièrement recouverte par les côtés du hayon « autoclave » : une technique élégante et très moderne, jamais reprise depuis. Le soubassement – et par conséquent les soudures de bas de caisse – sont dissimulés derrière un habillage en plastique noir, qui reprend les mêmes lignes que les pare-chocs et unifie tout le bas de la carrosserie. L’ensemble est complété par de très belles jantes à rayons en alliage léger, même sur la roue de secours !
MECANIQUE ALLEMANDE
Aujourd’hui, l’inflation galopante des exigences environnementales conduit les constructeurs à une évolution motoristique accélérée, donc à un énorme investissement dans la conception de nouveaux moteurs, avec des techniques de plus en plus sophistiquées, pour le plus grand bénéfice de la consommation d’essence. Mais au début des années 80, la clientèle des petites et moyennes voitures se préoccupait fort peu de mécanique, et les normes de pollutions étaient très réduites. De ce fait, les groupes propulseurs faisaient des carrières interminables : des décennies passées sous le capot d’innombrables modèles. Par exemple, l’essentiel de la gamme Renault des années 80, tournait avec une famille de moteurs dont la conception remontait au début des années 60 !
Pour emmener l’Ibiza, il aurait donc été logique de reprendre également l’ensemble boîte-moteur des Ritmo, ou de solliciter Volkswagen pour exploiter ceux des Polo et Golf sous licence. Mais SEAT avait des ambitions : il voyait grand et loin et a tout simplement commandé toute une gamme de nouveaux moteurs… au bureau d’études de Porsche ! Avec un coût qu’on imagine faramineux et sans rapport avec les ambitions de la seule Ibiza, qui sera donc luxueusement motorisée. Un atout qui ne pèsera pourtant pas lourd dans la balance commerciale, comparé à la débauche technique à la quelle les japonais commençaient déjà à se livrer à la même époque, au même niveau de gamme.
La mécanique germanique, qui ne sera finalement produite qu’en quatre-cylindres 1,2 et 1,5 litres (et très brièvement 1,7 litres dépollué) présente des caractéristiques très modernes : culasse à flux croisé en alliage léger et têtes de pistons creuses (pour améliorer le rendement et abaisser les émissions polluantes), allumage électronique intégral, soupapes à poussoirs hydraulique pour un rattrapage de jeu automatique. Du type super-carré, le bloc 1,5 litres développe 85 ch avec un carburateur et 100 ch avec l’injection : il monte vite dans les tours, ce qui le rend plaisant à mener, sauf à bas régime où il est un peu creux. Sa sonorité est originale et agréable, ce qui est rare à ce niveau de gamme à l’époque : c’est une preuve de ses nobles origines. Il reste malheureusement gourmand, comme ses concurrents allemands des années 80.
LES CONSEQUENCES DE LA NORMALISATION
Au final, l’Ibiza apparaît comme une sympathique petite européenne, affichée de surcroît à un tarif extrêmement attractif. Elle sera un excellent véhicule de conquête, avec 1,34 million de voitures produites en huit ans et fera passer la marque de l’inconnu au rang des outsiders. Hélas, les ambitions de SEAT et de l’industrie automobile espagnole tourneront court bien vite, avec la prise de contrôle de la marque par Volkswagen en 1986. Les Allemands appliqueront ici une stratégie technique bien connue, en injectant leur savoir-faire, d’abord dans un restylage maladroit, puis dans le remplacement de l’Ibiza par un dérivé du modèle Volkswagen correspondant : la Polo. Le résultat est plaisant, mais ce n’est plus une SEAT : c’est une Volkswagen hispanisée. Les moteurs Porsche seront passés par pertes et profit, sans avoir jamais été rentabilisés. Comme son alter-ego tchèque Škoda, SEAT produit aujourd’hui des Volkswagen avec un design un peu différent et un niveau de qualité légèrement inférieur. Autant dire que la marque y a perdu son âme, ce qui commence à se ressentir dans ses ventes…