Aujourd’hui injustement reléguée aux oubliettes, la Sierra marque pourtant un jalon essentiel dans l’histoire de l’automobile en général et dans celle de Ford en particulier.
Au début des années 80, Ford est une immense multinationale, qui possède quatre gammes, plus ou moins distinctes, correspondant à quatre continents : l’américaine, l’allemande pour l’Europe, l’anglaise et l’australienne. La Sierra a été conçue pour remplacer à la fois la Taunus Européenne et son alter ego, la Cortina anglaise. Ces deux voitures très classiques, issues d’une ancêtre commune datant des années 60, se vendaient très bien en Angleterre et en Allemagne. Mais un peu moins bien en France, où la Taunus paraissait aussi ancienne que ses dessous techniques.
Une berline dessinée comme un coupé
A une époque où les autres constructeurs se lançaient timidement dans une modernisation des lignes de leurs modèles de grande difusion, notamment sous l’influence de l’aérodynamique, Ford a tenté de jouer son va-tout en 1982 avec un design totalement innovant et atypique, qui a dérouté la clientèle, traditionnellement conservatrice à ce niveau de gamme.
La silhouette générale est « en coin » : un avant très pointu, des lignes de caisse qui remontent vers l’arrière et une poupe coupée à la verticale. Un design agressif, à la mode depuis plusieurs années, mais plutôt réservé aux voitures sportives. Or la Sierra est une berline moyenne de grande diffusion, ce qui impose un design plutôt sage et équilibré. Un pari anti-conformiste risqué.
De même, les berlines européennes avaient généralement à cette époque une carrosserie dite « à trois volumes », c’est à dire avec une malle à l’arrière, ce qui leur donnait une ligne classique et rassurante, adaptée à une clientèle plutôt aisée et conservatrice. Au contraire, la carrosserie des premières Sierra compte « deux volumes et demi »: elle n’a pas de malle saillante, mais un hayon, suivi d’un léger décrochement. Une silhouette originale, intermédiaire entre les deux et trois volumes, imaginée par Uwe Bahnsen (avec Patrick le Quément, qui deviendra designer chez Renault), et testée avec succès deux années plus tôt sur la nouvelle Ford Escort. Mais ce qui avait débouché sur un grand succès commercial pour l’Escort, dont la clientèle mettait la fonctionnalité avant les considérations de standing, n’allait pas de soi pour la remplaçante de la Taunus, dont la clientèle était plus conformiste. Devant la difficulté à vendre cette carrosserie à des acheteurs en quête de statut automobile, Ford se ravisera et proposera avec succès, parallèlement à la version « deux volumes et demi », une version tricorps avec malle, dès le restyling de 1987.
La grosse tôle
Mais ce qui a le plus surpris et que le public a eu beaucoup de mal à accepter, c’est la profusion de tôle. Depuis le début des années 2000 c’est devenu une tendance (lourde !) du design, mais à l’époque c’était tellement nouveau que le public a eu du mal à le comprendre, comme à l’expliquer. A ma connaissance, la Sierra est la première voiture de grande diffusion à jouer ostensiblement sur le thème de la « solidité perçue » en réduisant nettement les surfaces vitrées au dessus de la ligne de caisse. Cette solidité n’était pas que feinte, contrairement à de nombreuses voitures actuelles : Ford avait la réputation, justifiée, de fabriquer des autos d’une robustesse germanique.
Quand on la regarde attentivement, ce qui surprend encore beaucoup aujourd’hui et qui a pu déplaire à l’époque, ce sont… les portières ! Au début des années 80, celles des modèles courants étaient généralement réalisées en deux parties : le bas en tôle, supportant un cadre de vitre réalisé à partir de profilés soudés. Ici, elles sont réalisées d’un seul tenant, avec un trou pour laisser passer la vitre. Du coup on n’a plus du tout l’impression d’une caisse surmontée d’une construction plus ou moins vitrée (pare-brise, glaces latérales, vitre arrière), mais d’une masse de tôle trouée de vitrages, ce qui renforce effectivement l’impression de solidité.
Mais ce qui est exceptionnel dans la Sierra, c’est la largeur des montants autour de chacune des glaces. Du coup, la proportion de tôle est inhabituellement importante au dessus de la ligne de caisse. Avec les angles de vitrages arrondis, on a l’impression d’un volume compact percé de hublots : un « look » inhabituel, façon avion ou paquebot, qui a dérouté la clientèle habituelle de la marque, mais lancé un mouvement stylistique de fond, qui perdure aujourd’hui.
Sur les voitures actuelles, la ceinture de caisse a beaucoup remonté pour satisfaire aux normes de crash-test, alors que la hauteur générale s’abaissait pour améliorer l’aérodynamique. Ici la Sierra reste malgré tout largement ouverte sur l’extérieur par ses hautes vitres, ce qui donne une ambiance lumineuse à l’intérieur.
La masse tôlée se poursuit jusqu’au bout du capot : à cette époque, l’avant d’une voiture est largement ouvert par une calandre, pour aérer le moteur. Sur la Sierra, la face avant est complètement fermée, car dépourvue de calandre pour améliorer l’aérodynamique. À la place, un museau tôlé et incisif, percé de très grands feux rectangulaires aux coins arrondis, dans le même esprit que les vitres latérales. Autre détail très avant-gardiste : le capot avant est très haut par rapport à la ligne de caisse. Aujourd’hui cette disposition s’est généralisée, pour des raisons à la fois de solidité en cas de collision et de limitation des blessures en cas de choc frontal avec un piéton. Ici, il s’agissait simplement de réussir à caser sous le capot les trois V6 allemands (2,0l , 2,3l , et 2,8l) en position longitudinale. Le résultat visuel renforce la masse du museau tôlé : impressionnant quand on le voit fondre sur vous dans le rétroviseur ! Sur les versions les plus basiques, ce museau sera quand même percé de trois ouïes, simulant une grille de calandre, mais c’est un détail purement décoratif, destiné à rassurer la clientèle et sans justification technique.
Pour parfaire l’image de solidité, toutes les surfaces sont nettement renflées en leur milieu, il n’y a aucun détail mince, même les pare-chocs sont inhabituellement gros et renforcés de joncs épais. Il n’y a pas de soubassement sur la carrosserie de la berline : les tôles des flancs se replient sous la voiture, comme pour en faire tout le tour. Un détail soigné, nécessitant un assemblage particulier des côtés de la voiture, copié sur la Porsche 928 contemporaine et qui renforce l’impression de « boîte tôlée », donc de massivité.
A l’époque, le design très particulier de la Sierra a été justifié essentiellement par l’aérodynamique. Certes le coefficient de pénétration dans l’air était exceptionnellement bas pour l’époque (0,32), malgré la persistance de gouttières de toit, témoins d’un assemblage de tôlerie encore très traditionnel. Mais c’était surtout dû au carénage du soubassement et à un travail de fond sur les surfaces. Le mélange aérodynamisme, «ligne en coin» et solidité perçue est un assemblage complètement original, qui fait de la Sierra une voiture unique en son genre dans toute la production mondiale.
A fond la caisse
On ne peut pas parler du design de la Sierra sans parler du coupé XR4i, qui poussait l’excentricité encore un peu plus loin. En général un coupé a deux glaces latérales : l’une sur la portière avant, plus longue que sur les berlines, et l’autre en custode, plus petite. Ici il y a deux glaces en custode : la même que celle des berlines et une seconde, qui prolonge la vitre de la portière avant. Le soubassement est entièrement habillé par un carénage aérodynamique en plastique noir mat, identique aux pare-chocs, avec des déflecteurs de roues, ce qui est rarissime. Et le fameux décrochement du hayon est surmonté par un spectaculaire double aileron, accessoire de compétition destiné à canaliser les turbulences le long de la vitre et a améliorer la tenue de route à grande vitesse en appuyant sur le train arrière propulseur.
A l’époque, la XR4i était livrable en blanc, couleur discrète, destinée à rassurer le client timide, un peu effrayé par le look tape-à-l’œil de l’auto. Les plus audacieux pouvaient choisir un rouge plus agressif ou un splendide noir anthracite métallisé, poudré de microscopiques paillettes irisées, contrastant avec les liserés rouge vif. Cette dernière couleur fondait carrosserie et soubassement en plastique dans une seule volumétrie, qui paraissait d’autant plus impressionnante que la voiture était longue: il fallait oser circuler dans un coupé massif de plus de 4,50m ! L’ensemble avait un côté bestial et sophistiqué à la Mad Max, auquel j’ai toujours été très sensible…
A l’intérieur, l’innovation se poursuivait avec un tableau de bord très fonctionnel, dont la console centrale se tournait délibérément vers le conducteur, comme sur les BMW de l’époque. La largeur de cette console était inhabituelle, notamment à cause du tunnel de transmission qu’elle surmontait. L’équipement était d’une richesse inconnue à ce niveau de gamme, avec notamment une chaîne Hi-Fi commandée par commodo, des tiroirs range-cassettes, un ordinateur de bord, un thermomètre extérieur avec alarme anti-gel et des témoins d’alerte en tous genres.
Le design intérieur, dans le même esprit que l’extérieur, jouait la solidité perçue, avec des volumes robustes aux angles arrondis, utilisant des matériaux moussés, alliés à des accessoires en plastique rigide, noir mat. Les fauteuils étaient tout aussi imposants, les appuie-tête carrément énormes comme des oreillers ! L’ensemble était réalisé dans des matériaux de grande qualité, avec une finition très soignée, défiant le temps. Bref, tout ça respirait à plein nez l’aisance et la traditionnelle robustesse germanique.
Le fond de la caisse
Mais une auto ce n’est pas qu’une carrosserie, c’est aussi un châssis et des moteurs. La Sierra, qui innovait dans le design, au risque de dérouter ses acheteurs traditionnels, est restée paradoxalement fidèle aux solutions techniques un peu dépassées de son ancêtre Taunus. Au début des années 80, sortir une voiture, dont le cœur de gamme a une vocation populaire, mais avec des roues arrières motrices, c’est s’exposer à des critiques sur la tenue de route. Heureusement les roues arrières sont indépendantes et sur le sec la voiture n’est pas piégeuse.
Côté moteurs, les moulins les plus courants, hérités des Taunus et Cortina, sont quelconques, mais le haut-de-gamme affiche trois V6, ce qui n’est pas banal. Le 2,0 litres (rare et jamais vendu en France) ne délivre que 90 chevaux, le 2,3 litre 114, mais pour la sportive XR4i, il fallait le plus puissant : le vieux V6 2,8 « Cologne », tout en fonte, 150 chevaux de la norme DIN, grâce au secours de l’injection électronique (encore rare à l’époque, même à ce niveau de gamme) et attelé à une boîte 5 de chez Getrag, un excellent fournisseur de transmissions sportives. L’ensemble est puissant, avec du couple un peu partout, agréable à mener, et fait preuve d’aptitudes musicales. Mais il apparaît singulièrement civilisé, alors qu’on aurait attendu quelque chose de plus bestial au regard de la carrosserie : l’habit ne fait pas la brute ! Il faudra attendre plusieurs années une version beaucoup plus virile et nettement moins noble, puisqu’entrainée par un simple 4-cylindres deux-litres (double arbre tout de même), gavé par un turbo, mais développant 204ch.
Passé l’effet de surprise, la clientèle a reconnu dans la Sierra le confort et la robustesse qui avaient fait le succès de ses ancêtres. Un restylage (dû à Patrick Le Quément, le designer de la Twingo et d’autres célèbres Renault) a ensuite fait perdre une partie de son excentricité à l’auto, pour le plus grand bénéfice des ventes, qui dureront 10 ans. Elle sera remplacée par la Mondéo, voiture mondiale et consensuelle, dépourvue de personnalité stylistique, mais dotée d’une technique enfin à la hauteur de ses prétentions.
La Sierra a 40 ans aujourd’hui !
Pour fêter dignement cet anniversaire, Le Nouvel Automobiliste a interviewé son designer Patrick Le Quément, qui lève (avec sincérité) un coin du voile sur l’histoire du design de ce modèle atypique. Et égratigne avec justesse sa concurrente la plus brillante : la Citroën BX ! Écoutez ce témoignage rare et fort instructif !
https://youtu.be/z9H1zQh1AhM
Il nous faut une nouvelle Ford sierra sur la base de la sierra mk 1