La première Twingo est indéniablement une auto attachante, mais c’est avant tout la quadrature du cercle du design, (mignonne, fonctionnelle et d’un rapport qualité-prix imbattable) et le produit impeccable et inattendu d’une incroyable aventure industrielle, à travers laquelle la vieille Régie Renault est enfin entrée dans la modernité: une sacrée leçon de résilience, qui montre qu’une entreprise publique peut être rentable, si elle s’en donne les moyens.
La mini-citadine Renault : l’impossible équation
Pour en comprendre le sens, un petit retour en arrière est nécessaire : à la fin de la deuxième guerre mondiale, l’entreprise Renault a été mise sous tutelle de l’Etat. Son créateur, Louis Renault, était soupçonné d’avoir fait des affaires avec l’occupant allemand. A partir de là, cette entreprise publique a été gérée comme toutes les autres, avec à sa tête un patron nommé par le gouvernement (en fonction de critères politico-industriels) et abreuvée d’argent public à chaque fois qu’elle était en difficulté.
Depuis 1968, la Régie Renault a conduit des recherches en vue de produire une nouvelle petite voiture, à la fois plus urbaine et plus attrayante que la Renault 4 et plus petite que la Renault 5, qui en dérive directement. Une kyrielle de prototypes ont été développés successivement pendant des années, dont plusieurs sont même parvenus au stade roulant : Renault 2 (1968-1970), VBG (1973-1976), Z (1981-1983), X49 (1981-1982), X44 (1983-1984), X45 (1984-1985), X55 (1985 ?) et finalement W60 (1986). Tous échouent, pour une raison toute simple : ils sont soit trop chers à produire, soit trop pauvre pour le client. Aucun projet mais ne faisait consensus en interne et pour cause : la manière de conduire les projets de nouveaux véhicules n’amenait pas à se poser les bonnes questions avant de se mettre au travail, mais conduisait tout droit à empiler les solutions (souvent toutes faites) qui arrangeaient les personnes concernées !
Vu de l’extérieur, cela peut paraître hallucinant, mais quand on est plongé dans ce genre d’univers, je peux vous garantir que c’est encore aujourd’hui la règle dans une majorité d’organisations. Surtout s’il n’y a aucune urgence à donner une réponse correcte à la question posée, ce qui était le cas avec cette mini-citadine : la Régie n’en avait pas besoin pour assurer sa survie. Mieux : la plus-value dégagée par la vente de ses autres voitures a suffi pour financer sans difficultés dix-huit ans de prototypes inutiles pour un seul modèle ! Et quand les plus-values ne suffisaient plus, il y avait toujours la ressource de l’argent public… Dans ces conditions, la petite auto urbaine et attrayante s’avérait une équation sans solutions chez Renault : le dernier prototype, nommé W60, finit dans une caisse, comme ses prédécesseurs.
1986 : la catastrophe
Mais l’Histoire rebat souvent les cartes de manière inattendue… Quelque jours après, se produit un drame : Georges Besse, le PDG de Renault, nommé par le président Mitterrand, est abattu par un militant extrémiste. Il est remplacé par Raymond Lévy, qui découvre une entreprise publique en piteux état, mais doit pourtant préparer sa privatisation. La rentabilité, en particulier, est catastrophique : chaque nouvelle Supercinq qui sort des chaînes coûte 10.000 francs à l’entreprise, pour un modèle qui se vend en moyenne à 50.000 ! L’ardoise des 12 milliards de francs de déficit annuel est bien entendu épongée par l’Etat, donc les contribuables, à une époque où la France était infiniment moins endettée qu’aujourd’hui.
Pas question, par conséquent, de sortir un nouveau modèle qui ne serait pas rentable. Et quand on sait que les marges s’amenuisent généralement plus on descend en gamme, le défi d’une petite auto urbaine paraît impossible à relever. Et pourtant, à force de délaisser le domaine des mini-citadines en ne renouvelant la R4 complètement dépassée, la Régie s’est fait voler ses parts de marchés en bas de gamme par tous ses concurrents, au moyen de modèles basiques « déshabillés », c’est à dire sous-motorisés et sous-équipés.
Le tapir se transforme en grenouille
On ressort donc la W60 de son garage en 1988, et on confie à un jeune designer, Jean-Pierre Ploué, le soin de revoir son look, comme on disait à l’époque. N’ayant pas de cahier des charges précis, il transforme le petit tapir en une sympathique grenouille. Raymond Lévy apprécie, le comité de direction se laisse séduire, du coup on remet le projet sur les rails, sans plus jamais rien changer de la carrosserie !
Pourtant, en 1988, la Renault Espace n’est pas encore un succès commercial. Le pari d’un véhicule « monocorps » est donc risqué en bas de gamme. Mais il permet de démoder radicalement la concurrence, et donc de décourager l’achat de voitures d’occasion en guise de seconde voiture. Il offre surtout un compromis encombrement / habitabilité imbattable, ce qui est un argument déterminant pour une petite auto urbaine. La transformation opérée par Ploué vise notamment à accroître ce bénéfice, en augmentant toutes les dimensions de la voiture, tout en restant dans une longueur inférieure à ses concurrentes. Voilà donc un projet automobile qui commence par une idée de design, avant même que son cahier des charges soit finalisé ! C’est emblématique de la manière dont le projet sera conduit jusqu’au bout : à rebours des conventions du métier.
La rentabilité avant tout
C’est en effet à ce moment-là que Raymond Lévy convoque son directeur des achats, Yves Dubreil, et le nomme chef de projet de la X06, future Twingo. Un acheteur comme chef de projet, dans une entreprise qui a le culte de l’ingénierie, c’est du jamais-vu, mais c’est indispensable : le projet ne peut être poursuivi s’il n’est pas rentable. Pour cela il faut réussir à produire l’auto avec une baisse globale de 15% du prix de revient par rapport aux premières estimations ! Sachant qu’à ce niveau de gamme, la rentabilité est très faible, on ne peut pas y parvenir simplement en rabotant les marges : il faut chercher beaucoup plus loin…
C’est là qu’entre en scène la fameuse méthode du « design-to-cost ». Au lieu de transmettre un projet finalisé aux habituels fournisseurs de la Régie et d’attendre leur devis dans son bureau, vu que la X06 n’est pour l’instant qu’une maquette creuse, Yves Dubreil lance une large consultation, avec des contraintes techniques claires, mais évolutives et limitées, et pour un budget maximum donné. Les fournisseurs font réfléchir leurs bureaux d’études et reviennent avec plusieurs solutions techniques pour différents prix. Dont certaines nettement moins chères que ce qui était fait jusqu’à présent, tout en répondant au cahier des charges. Yves Dubreil en déduit qu’il y a des « poches d’économies » énormes, mais cela ne rend pas pour autant le projet viable. Cette manière de faire n’est pas étrangère à la Régie, puisque la R4 avait été conçue en partant de son prix de revient final.
La voiture est donc découpée en morceaux, et chacun est traité de la même manière : un cahier des charges simple (mais évolutif) et un objectif financier. Tous les acquis sont systématiquement remis en cause, chaque donnée est réexaminée objectivement, sous l’angle du client : il faut se concentrer sur ce qui va motiver son achat. Ce qui n’est pas dans les habitudes du monde de l’automobile, où le Style, la Mécanique, la Production et le Commercial ont l’habitude de tirer chacun la couverture à soi ! Chacun doit donc négocier à l’intérieur de l’enveloppe budgétaire donnée, en vue de parvenir malgré tout à un résultat cohérent et viable, sinon le projet finira à la corbeille comme ses huit prédécesseurs en vingt ans.
Pour y parvenir, Yves Dubreil a rassemblé autour de lui en un même lieu, avec des objectifs très simples, une équipe indépendante, composée de passionnés, rattachée directement à la Direction Générale de Renault. Cette organisation atypique a facilité la prise de décisions et permis un développement extrêmement rapide pour un modèle entièrement nouveau : moins de trois ans. Autre gage d’efficacité : le projet n’était pas destiné à remplacer un modèle existant, son échec n’aurait pas été grave (juste regrettable). Il n’y avait donc ni stress lié à l’exigence de résultat, ni urgence : des conditions de sérénité propices à la créativité, qui ont débouché sur des solutions techniques et organisationnelles radicalement innovantes, assurant à la fois le succès du projet et des gisements d’économies pour les autres modèles du constructeur.
Tout cela peut être parfaitement appliqué à bien d’autres domaines…
C’est dans les vieux pots qu’on fait les meilleures soupes…
A l’époque de la conception de la Twingo, le prix de revient se partage pour moitié entre le moteur d’une part, le reste de l’auto et son montage d’autre part. Pour parvenir à faire baisser de plus de 15% le prix de revient de la voiture, il fallait donc jouer autant sur l’un que sur l’autre. Or une simple question de normes environnementales, risquait justement de plomber le coût de la motorisation. En effet, l’industrie automobile est alors à une époque charnière : l’Europe vient de renforcer considérablement sa réglementation anti-pollution. Auparavant, les moteurs faisaient des carrières interminables ; ainsi l’essentiel de la gamme Renault des années 80 tournait grâce à l’antédiluvien « Cléon-Fonte », ainsi nommé parce que son bloc était fondu à Cléon, en banlieue de Rouen, sur les bords de Seine, dans une usine qui produisait aussi le moteur tout alu de la Renault 16. Une vieille gamelle, sans cesse revue et améliorée, conçue au tout début des années 60 pour la R8 ! Avec les nouvelles normes européennes, les constructeurs sont contraints d’inventer de nouveaux moteurs très peu polluants. Plusieurs solutions techniques ont été imaginées à cette époque, dont des moteurs fonctionnant avec un mélange pauvre en essence, solution promue par exemple par Peugeot et Ford. Mais c’est finalement le pot catalytique qui l’emportera, une solution techniquement pauvre et intellectuellement insatisfaisante : on conserve des moteurs polluants, mais on les équipe d’un dispositif de dépollution. Or l’usage du pot catalytique impose de remplacer les carburateurs (qui équipaient la quasi-totalité du parc auto à cette époque) par des équipements d’injection électronique fort coûteux.
Pour faire tourner la Twingo, Renault avait dans ses cartons un moteur dépollué de ce type, destiné à la nouvelle Clio et à la R19, mais il était trop coûteux. Les ingénieurs rêvaient d’un tricylindre, comme sur les mini japonaises de l’époque, mais sa conception aurait coûté trop cher. Le chef projet s’est donc résolu à dépolluer le « Cléon-Fonte ». Les hommes du bureau d’études moteurs de Renault ont d’abord refusé de travailler encore une fois sur cette vieillerie. Mais un fournisseur de carburateurs (motivé en appuyant la négociation sur ses ambitions industrielles) s’est proposé pour étudier une injection électronique (monopoint) efficace et peu chère, adaptable sur le vieux bloc. Piqués au vif, les ingénieurs de la Régie se sont remis sur leurs planches à dessin et ont rénové le vieux moulin en un temps record, avec de très bons résultats techniques, à même de satisfaire le client : toujours aussi simple et fiable, le moteur devenait économique et passait les normes anti-pollution. Peu importe si la solution manquait de noblesse, le client n’était pas sensé soulever le capot pour gloser technique avec ses potes au bar du coin : la Direction Commerciale visait les « multimotorisés » périurbains, ainsi que les nouveaux conducteurs et les retraités. Les deux derniers n’achèteront pas la Twingo, mais ça c’est une autre histoire !
Au final, le Cléon-fonte catalysé ne sera pas moins cher que d’autres moteurs : il restait donc à trouver 20% d’économies sur le reste de l’auto et son montage !
La voiture à prendre ou à laisser
Ce qui coûte cher dans une voiture d’entrée de gamme, c’est qu’elle porte dans ses gènes toute la gamme, y compris les versions les plus équipées et les mieux motorisées. La caisse est donc adaptée pour des contraintes de haut-de-gamme, alors que l’objectif est ici de vendre le moins cher possible, tout en restant rentable. Pour rendre la Twingo viable, la Régie a donc supprimé l’idée-même d’une gamme, au grand dam de la Direction Commerciale : un seul moteur (le Cléon-fonte en version 55 ch), une seule finition et pas d’options ! Donc une seule version de caisse, une seule chaine pour tout produire, un seul prototype, ce qui fait des économies d’études considérables. Pareil pour les couleurs : foin de nuances subtiles, la Twingo sera vendue seulement en sept couleurs, dont une noire et deux métallisées.
Mais c’est un pari risqué : l’éventail de la gamme sert en effet à cerner les vrais besoins du client. Lequel ne sais pas si bien ce qu’il veut, en réalité. A cet égard, les élucubrations de la Direction Commerciale autour de la Twingo seront révélatrices : la clientèle attendue était jeune et décalée. Au final, ce sont les retraités et les mères de famille qui achèteront la Twingo ! Or, avec le jeu des versions et des options, le vendeur peut adapter une voiture standardisée aux attentes du client, tant en terme d’équipement que de prix. Ici ce n’est plus possible : le client prend la Twingo telle quelle, ou achète autre chose. Si le choix de design monocorps risquait déjà d’effrayer certains acheteurs, là c’est carrément tout le produit qui, de par sa conception, prenait délibérément le risque de dérouter : un choix très risqué, mais source de considérables économies ! Insuffisantes cependant pour assurer la viabilité du projet. Il fallait donc réfléchir encore, au niveau des composants de la voiture. Et c’est là que c’est concentré le travail de «design to cost», en étroite association avec les fournisseurs, dont je vous présente trois exemples caractéristiques.
Réinventer des solutions techniques pour optimiser le rapport qualité / prix
Pour faire un siège de voiture, on assemblait jusque là de la mousse sur un châssis et on habillait le tout avec une housse en tissus, en skaï ou en cuir. Sur la Twingo, comme sur la Fiesta 2 de Ford (designer : Le Quément, comme la Twingo), on prend un bac, dans le fond on met le tissus, par dessus on pose l’armature et là-dedans on coule de la mousse qui colle le tout, puis on retourne et on démoule comme une tarte-Tatin ! Un habillage PVC au dos du dossier pour cacher la mousse et voilà un siège impeccable, sans coutures, sans faux-plis et de surcroît très solide. Résistant à l’usure, puisque le tissus ne glisse plus sur la mousse, mais résistant aussi à l’affaissement, puisque la rigidité du tissus s’ajoute à celle de la mousse ! Génial, mais il fallait y penser. Seul un bureau d’études de sellier pouvait imaginer ça, certainement pas la Régie. Aujourd’hui ce n’est hélas plus possible : à cause du recyclage, tous les composants auto doivent être facilement séparables, ce qui n’est pas possible avec la sellerie collée.
Autre exemple : l’antenne de radio n’est pas sur le toit, mais fixée sur le rétroviseur conducteur. Une solution complètement atypique, mais qui évite le câblage complexe jusqu’au pavillon : ce qu’on économise d’un côté peut être partiellement réinvesti dans une antenne plus solide et mieux fixée. De plus, on peut facilement la démonter aussi souvent que nécessaire, notamment au passage en station de lavage. Dernier exemple : le train arrière est spécifique à la Twingo. Inutile de reprendre les trains arrières des autres Renault : ils sont obsolètes, ou alors destinés à des performances nettement plus élevées. Pour la Twingo, le fournisseur a proposé un essieu déformable à bras tirés, dont la déformations des aciers assure le guidage des deux roues arrières sans articulation complexe.
Il est doté d’une traverse assurant à la fois l’anti-roulis et l’assemblage à la caisse. Très économique et largement suffisant pour une auto urbaine, qui ne dépasse pas 150 km/h et qui n’est pas destinée à tailler des épingles à cheveux en montagne. Cette solution n’a été possible que dans le cadre du modèle unique : dépourvue d’autres moteurs, la Twingo n’a pas à subir les nécessités de tenue de route de modèles plus puissants.
Toutes ces solutions ingénieuses et innovantes, et bien d’autres encore, feront tant baisser le prix de revient de la Twingo, qu’il sera possible de la remplir à nouveau d’équipements et de fonctionnalités originales, qui assureront sa vraie personnalité, celle qui la rendra séduisante pour ses acheteurs : celle d’une véritable «voiture à vivre»